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La jouissance du corps et du silence
Par EMOSIONEAU dans Accueil le 8 Septembre 2018 à 01:11Les Échos du Corps
Mathilde s’installait tous les jeudis à 15 heures sur le divan de l’analyste. Le cabinet était baigné d’une lumière douce, filtrée par des rideaux épais, et les livres sur les étagères donnaient l’impression d’un savoir immuable. Mais pour Mathilde, ce lieu n’était pas une simple pièce : c’était l’arène où le désir se déployait dans toute sa complexité, où la parole et le silence se heurtaient sans cesse.
Elle n’était pas une personne qui parlait facilement de ses émotions. Depuis son enfance, elle avait appris à contenir ses désirs, à les rendre muets. Mais il y avait quelque chose dans ce silence qu’elle ne parvenait plus à supporter. Ce quelque chose s’exprimait par des sensations corporelles, une gêne qui s’intensifiait à chaque séance, des frissons qui parcouraient sa peau sans raison apparente. Cela avait commencé subtilement : une douleur sourde, puis un malaise, une chaleur étrange qui montait dans son ventre.
À chaque session, l'analyste, le regard calme et attentif, l’invitait à explorer cette sensation, à laisser la parole se frayer un chemin à travers le corps. Mais pour Mathilde, les mots semblaient si pauvres, si incapables de rendre compte de ce qu’elle vivait. La sensation d’être prise dans un tourbillon où le langage semblait s’effacer devant une pulsion indomptable. Elle n’arrivait pas à le dire, ce qu’elle ressentait, et pourtant, elle sentait que son corps en parlait d’une manière qu’elle ne pouvait comprendre.
Un jour, après plusieurs mois de silence, Mathilde se laissa submerger. Elle était allongée sur le divan, les yeux fermés, quand une tension violente se manifesta dans son corps. Ses mains s’enfoncèrent dans le cuir, ses jambes se contractèrent, et un cri brisé s’échappa d’entre ses lèvres. Ce cri n'était pas un mot, mais une onde, une vibration qui semblait dépasser le cadre du langage. L’analyste ne bougea pas. Il attendit, comme s’il savait que ce moment était crucial.
Elle s’arrêta, tremblante, le corps presque en apesanteur, tandis que l’analyste, d’un ton calme mais ferme, lui dit : « Vous venez de toucher à quelque chose de fondamental. Ce que vous venez de vivre, c'est un excédent, une jouissance qui échappe au sens. Vous êtes passée du dire au jouir. »
Mathilde se sentit déroutée. Jouir ? Ce mot lui semblait étrange, presque déplacé, dans un contexte où elle avait toujours cherché à comprendre, à analyser ses pensées et ses sentiments. Pourtant, dans ce cri, elle avait senti son corps parler d'une manière qu'aucun mot n’avait pu saisir. Ce n'était pas un plaisir simple, pas un désir ordinaire. C'était une déchirure, une perte de contrôle, un effondrement de la structure de sa pensée.
L'analyste poursuivit : « La jouissance n’est pas seulement ce que l'on exprime avec les mots. Elle est l’excédent de ce que vous pouvez dire. Elle est liée à ce qui échappe au symbolique, à ce qui reste dans le réel, ce qui ne se laisse pas saisir par le langage. »
Cette révélation bouleversa Mathilde. Elle comprit que, jusque-là, elle avait cherché à articuler son désir avec des mots, comme si les mots pouvaient tout expliquer, tout résoudre. Mais la jouissance, dans ce sens, était une expérience qui défiait l’ordre du discours. Elle ne se laissait pas capturer. Ce cri, ce spasme, ce tremblement étaient autant de formes de jouissance qui se manifestaient là, dans son corps, en dehors des mots.
Au fil des séances suivantes, Mathilde continua de vivre cette tension entre le langage et la jouissance. Elle ressentait de plus en plus souvent cette force qui montait en elle, ces vibrations qui s’échappaient sans qu’elle puisse les arrêter. L’analyste l’accompagnait dans cette exploration, sans jamais chercher à expliquer. Il était là, à l’écoute, dans ce rôle de miroir silencieux, acceptant cette jouissance qui n’avait pas besoin de mots pour exister.
Un jour, alors qu’elle était presque arrivée à la fin de son travail avec lui, Mathilde se sentit prête à dire ce qui jusque-là lui échappait. Elle parla enfin, sans chercher à tout comprendre, mais avec une étrange certitude : « Je comprends maintenant que mon désir n’a pas besoin d’être formulé. Il est là, dans mon corps, dans ces moments où tout se dérobe. » Le silence qui suivit cette parole était lourd, plein d’une vérité nouvelle.
Mathilde avait commencé à se réconcilier avec le fait que son corps et sa jouissance étaient des territoires qui n’étaient pas réductibles à des concepts, à des mots. Elle avait cessé de chercher à dominer son désir par la parole, pour l’accueillir dans sa forme brute et vibrante.
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